Voilà plus d’une quinzaine d’année qu’une question me revient incessamment : « Avons-nous les compétences dans le domaine du numérique à même de soutenir notre croissance économique et notre développement ? ». Cette question m’est apparue pour la première fois quand, au hasard d’une lecture, je tombais sur une annonce émanant du gouvernement Allemand. Ce dernier, confronté à un déficit d’ingénieurs en informatique, envisageait de recruter des talents internationaux pour combler cette lacune.
Le chiffre annoncé de 50.000 ingénieurs m’a sidéré. Si un pays comme l’Allemagne, qui dispose d’une impressionnante infrastructure de formation, se retrouve dans une situation pareille alors qu’en est-il de l’Algérie et d’autres nations non émergentes ? Plus encore, où iraient-ils puiser ces ingénieurs ? J’ai immédiatement pensé qu’il fallait agir au plus vite face à une menace réelle d’accélération d’une fuite de compétences dans un domaine stratégique et vital de notre développement. Mon premier réflexe fut d’en faire part, de façon informelle, à des contacts au ministère des affaires étrangères (MAE).
Une fois le problème exposé, l’idée fut de suggérer une solution qui soit non répressive vis-à-vis des candidats au départ. L’approche consistait à inviter les représentants du gouvernement allemand afin de leur exposer le problème que nous appréhendons ainsi que l’approche d’une solution qui pourrait s’inscrire dans le cadre d’un accord de coopération. Le but étant de renforcer et accroître de façon conséquente le tissu de formation (universités, écoles, instituts, etc…) des compétences dans le domaine du numérique. Ainsi l’Algérie pourrait continuer à compter sur ses talents et, quant aux candidats au départ, rien ne changeait à leur situation puisqu’ils restaient libres de leur choix et ne viendraient aucunement aggraver le déficit qui serait induit par une forte attractivité de l’offre allemande.
À l’époque, l’euphorie de ma proposition assortie d’une dose, certes contreproductive, d’arrogance m’avait fait oublier, la complexité du cadre institutionnel bureaucratique dans lequel j’évoluais. Aucune suite ne fut donnée.
Quinze ans après !
Le choc de l’irruption de l’intelligence artificielle (IA) dans notre quotidien, a remis cette question du déficit des talents à l’ordre du jour. Les pays Européen affichant cette fois des déficits inquiétants.
Ainsi et Selon l’Institut de recherche économique IW1 de Cologne1, l’Allemagne fait face à une pénurie de 700,000 professionnels dans les secteurs MINT (Mathématiques, Informatique, sciences naturelles et techniques) pour les 10 ans à venir. Ce chiffre est alarmant, surtout lorsque l’on considère que la numérisation de l’économie allemande est déjà en retard. La dépendance vis-à-vis des travailleurs étrangers est telle que sans leur contribution, la pénurie serait presque le double.
De la même façon, en France qui affichera un déficit de l’ordre de 400.000 talents à l’horizon 2030, l’Institut Montaigne a publié un rapport2 édifiant en posant le problème en ces termes « La France manque cruellement de talents dans les métiers du numérique, c’est-à-dire ceux consacrés à la conception, au développement et à la maintenance des produits et services numériques. Cette pénurie de talents figure régulièrement en tête des freins cités par les dirigeants d’entreprises et bride notre capacité à rester compétitif dans un monde qui se digitalise massivement et à participer pleinement au développement des technologies d’avenir ».
Pour ces deux pays que sont la France et l’Allemagne, pour ne citer que ceux-là, l’appel aux talents étrangers apparaît clairement comme un mal nécessaire. Nous risquons d’en payer le prix fort.
La Cible Nord-Africaine,
« Le déficit de compétences numériques en Europe devient de plus en plus un obstacle majeur à l’innovation et à la compétitivité. Il est urgent de trouver des solutions mais le chantier est titanesque… »3. Il s’agirait de plus de 20 millions de personnes à former à l’horizon 2030 !
Un consortium européen lutte contre la pénurie de profils numériques L’école numérique française wild code school vient de rejoindre le consortium européen Future Group afin de mutualiser moyens et ressources pour former des talents numériques….4 La Commission européenne veut attirer des compétences et des talents dans l’UE Dans une communication publiée le 27 avril 2022, la Commission européenne propose des initiatives juridiques, opérationnelles et stratégiques qui profiteront à l’économie de l’UE, renforceront…5 Formation professionnelle et cadre européen des certifications : des leviers pour le développement de la région Moyen Orient et l’Afrique du Nord Si les pays de la région Moyen-Orient-Afrique du Nord (MENA, tel que définie par la Banque mondiale) ont réduit l’écart qu’ils avaient avec d’autres en…6 |
L’Union Européenne (UE), consciente de la gravité de la situation, a pris les devants à travers trois grandes actions, visant d’une part à combler les besoins européens et d’autre part à renforcer les capacités des pays qui seront inévitablement la cible des appels à recrutement tels que ceux d’Afrique du Nord. Mon intuition initiale était bel et bien fondée ; il fallait un mécanisme d’accompagnement des pays comme l’Algérie qui s’exposent à un départ massifs des talents dans le numérique.
Pour ce qui concerne l’Algérie
« Penser le changement plutôt que changer le pansement ».
Il me semble opportun d’aller au-delà de l’initiative de l’UE en engageant, dans les plus brefs délais, un travail de fond visant à mettre en adéquation offre et demande dans les métiers du numérique. Nous n’échapperons pas à un inventaire quantitatif et qualitatif, de ce que nous offrons actuellement, qui soit le plus objectif possible. Comme nous ne pourrons nous soustraire à une analyse prospective de ce que seront les emplois de demain dans notre pays.
L’improvisation et le manque de préparation nous exposent dangereusement entre autres à une fuite massive de talents mais aussi à un déclin économique sans précédent. La question du financement pour aligner nos ressources avec cette nouvelle orientation se posera, déterminant ainsi notre capacité à soutenir un ambitieux programme d’investissement essentiel mais potentiellement coûteux.
De la même façon, notre capacité d’exécution ne pourra être pleine et complète qu’à travers la mise œuvre d’accords de coopération avec des pays détenteurs de certains savoirs technologiques.

En conclusion,
- L’Algérie à l’instar des autres pays de la région est un marché cible de recrutement de talents dans les métiers du numérique.
- Les bouleversements induits dans le monde du travail par l’Intelligence artificielle ; les impératifs d’innovation et de compétitivité ; les impératifs sociaux de préservation des emplois, représentent de réels défis pour la gouvernance de l’Algérie. Ainsi la formation aux métiers du numérique devra être placée au plus haut niveau des priorités de la Nation.
- Les objectifs affichés par le gouvernement Algérien en matière d’attractivité des talents et leur maintien sur le sol Algérien, semblent bien maigres au regard des défis à relever. On ne bâtit pas un écosystème numérique uniquement sur des applications smartphone. Qu’en est-il des métiers de l’infrastructure, de la sécurité, de l’analyse de données et j’en passe ?
- A l’horizon 2030, pour faire face à la demande interne et à la fuite potentielle de talents, l’Algérie devra doubler voire tripler son offre de formation aux métiers du numérique. Pour cela l’audit de l’environnement pédagogique des métiers du numérique est un préalable à toutes actions et, des objectifs quantifiés devront être largement diffusés. Sans une compréhension pleine et complète de la chaîne de valeur du numérique nous nous exposons à un cruel désenchantement.
- La forte attractivité des pays demandeurs de talents dans les métiers du numérique ne doit en aucun cas nous amener sur le terrain contre productif de la répression vis-à-vis des talents candidats à l’immigration.
- Notre diplomatie sera amenée à jouer un rôle de premier plan dans l’identification et la mise en œuvre d’accords de coopération plus que nécessaires avec les pays les plus importants dans le domaine du numérique. Car nous voulons produire les meilleurs tout en étant pleinement conscients que certains partiront sous d’autres cieux.
Lucidité et leadership devront être au rendez-vous pour faire accepter politiquement et socialement ces bouleversements, qui certes touchent tous les pays du monde mais qui ne seront pas sans conséquences socio-économiques.
Slim OTHMANI
Pour CARE – Août 2023
