Penser l’Algérie à la lumière du livre “Chine trois fois muette” ?

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Je viens de terminer la lecture de Chine trois fois muette de Jean-François Billeter, un petit ouvrage regroupant deux essais qui, sous une apparente concision, proposent une réflexion d’une grande densité. L’auteur y interroge l’histoire et la culture chinoise à travers trois grands prismes : la stratégie comme forme d’intelligence tacite, la construction de l’État chinois moderne dans la continuité impériale, et la domination de la rationalité économique sur les sociétés contemporaines.

Ce qui m’a frappé, au-delà de la spécificité du cas chinois, c’est la puissance de cette grille de lecture pour interroger d’autres contextes — notamment celui de l’Algérie.

La stratégie silencieuse, héritée de traditions comme le taoïsme ou les traités militaires, permet d’agir sans dire, de construire sans nommer, de dominer sans apparaître. Elle me semble faire écho à certaines logiques de pouvoir dans l’histoire algérienne récente, où l’implicite, la patience et l’endurance jouent un rôle fondamental.

La continuité d’un État autoritaire, en Chine, s’explique chez Billeter par une tradition millénaire où l’État précède la société. En Algérie, l’État moderne s’est construit sur les ruines du colonialisme et au prix d’une guerre d’indépendance, mais il s’est également trouvé confronté à des traditions sociales d’auto-organisation, comme celles portées par les T’jamaât berbères — formes d’assemblées locales fondées sur la délibération collective, la rotation du pouvoir et l’équilibre entre les membres de la communauté. Ces structures anciennes posent, encore aujourd’hui, des défis profonds à toute tentative de centralisation rigide du pouvoir.

Enfin, la critique de la raison économique face à la raison humaine est sans doute le cœur des essais de Billeter. Il met en garde contre la domination croissante d’une logique économique aveugle à tout ce qui n’est pas mesurable, rentable ou immédiatement utile. La “réaction en chaîne” qu’il décrit ne désigne pas seulement des événements incontrôlés, mais la dynamique propre d’une morale économique poussée jusqu’à dissoudre les cadres sociaux et politiques traditionnels.

À la lumière des évolutions récentes, la Chine de 2025 semble s’inscrire dans le prolongement de l’analyse de Billeter. La confrontation commerciale avec les États-Unis, le déploiement des Nouvelles Routes de la Soie, l’usage intensif de l’intelligence artificielle dans les processus sociaux et politiques, traduisent une stratégie cohérente et méthodique : avancer sans rompre, remodeler son environnement à son avantage sans provoquer d’effondrement brutal.

Un principe stratégique central persiste : affaiblir sans détruire. Qu’il s’agisse de Taïwan, des relations commerciales avec les États-Unis, ou de l’expansion en Afrique, la Chine semble privilégier l’érosion progressive plutôt que la confrontation directe. La stratégie reste invisible, mais ses effets sont profonds. L’État reste central, adaptatif, et technologiquement sophistiqué. La société est restructurée selon des logiques d’efficacité et de rendement, parfois au détriment des aspirations humaines et culturelles. Ce retour à la Chine donne tout son intérêt à la tentative de transposition. Si cette lecture reste pertinente pour comprendre l’évolution chinoise, elle pourrait aussi offrir des clés pour penser d’autres situations.

Ces réflexions résonnent dans un monde en recomposition rapide : retour de la guerre sur le continent européen, tensions économiques globales, redéfinition des équilibres africains. Dans ce contexte, l’Algérie, de par sa position, ses ressources naturelles, sa jeunesse, son histoire, occupe une place stratégique importante. Face à cela, l’Algérie semble hésiter à se projeter clairement. L’État gère une stabilité précieuse, mais souvent au prix d’une vision d’avenir difficile à percevoir. La question n’est pas de juger, mais de s’interroger avec prudence et respect.

La mémoire sociale, la diversité culturelle et les traditions d’organisation locale — telles que celles des T’jamaât — pourraient-elles offrir d’autres voies possibles pour penser l’État et la société ?
Comment éviter que la logique économique, sous ses formes actuelles, n’entraîne, comme Billeter le redoutait pour la Chine, une “réaction en chaîne” incontrôlable ?
Peut-on repenser la stratégie nationale au-delà de la seule quête de stabilité, sans tomber pour autant dans l’utopie ou l’improvisation ?
Et surtout, qui aujourd’hui, en Algérie, travaille à l’invention de cette stratégie patiente, prudente mais audacieuse — respectueuse de l’histoire, lucide sur les défis, attentive aux mutations du monde ?

Je n’ai pas de réponse définitive, mais ces essais m’ont invité à poser ces questions. Il ne s’agit pas de transposer mécaniquement une pensée venue d’ailleurs, mais d’ouvrir des perspectives, avec intelligence et respect, pour que l’histoire algérienne ne demeure pas, elle aussi, « trois fois muette ».

Slim Othmani, Avril 2025

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