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Les lambeaux d’âmes …

Le 5 juillet 25

Il y a des idées qui ne viennent ni par lecture ni par fulgurance. Elles naissent lentement, à l’usure. À force de vivre, de perdre, de survivre aux autres. Celle-ci est née comme ça, sans bruit, par accumulation. Des visages qui s’effacent, des noms rayés d’un carnet, des voix qui ne répondront plus. Des amis d’enfance, des compagnons de route, des proches essentiels. Et ces derniers temps, trop de pertes, trop rapprochées. Comme une moisson injuste.

Alors l’idée s’est imposée : depuis le jour de notre naissance, nous empilons autour de nous des morts. Comme un cortège invisible qui s’épaissit de jour en jour, d’année en année — une procession muette de silhouettes que nous traînons sans même y penser. Certains nous tiennent encore la main, d’autres ne sont plus que des ombres floues collées à nos pas. Non pas seulement les morts biologiques, mais ceux que la vie a fait disparaître de notre champ, parfois sans fracas. Ceux que nous avons aimés, croisés, désirés, confrontés. Ceux qui nous ont laissé un bout d’eux. Et ceux à qui, sans doute, nous avons pris quelque chose.

Les premières âmes auxquelles j’ai été confronté furent celles de mes parents, des proches immédiats. Fondations profondes. Avant même que je sois capable d’y mettre un mot, leur présence m’imprégnait. J’ai grandi dans leur ombre, dans leur faille, dans leur tendresse ou leur absence. Leur âme s’est superposée à la mienne. Peut-être même que la mienne est née d’un mélange, d’un décalque incomplet.

Puis vinrent les autres. L’enfance, l’adolescence, l’âge adulte. Une amitié loyale, un amour qui consume, une amourette sans lendemain, une confrontation salutaire, une relation charnelle, un collègue lumineux, un coéquipier de confiance, un concurrent silencieux, un malade qui vous fait entrevoir la chute, un regard qui vous a traversé sans jamais revenir. Toute une galerie de figures, certaines devenues floues, d’autres encore là, vibrantes. Toutes ont laissé un dépôt.

J’ai prélevé, c’est sûr. Parfois sans m’en rendre compte. D’autres fois délibérément. Un mot, une attitude, un silence. Des lambeaux d’âmes, détachés de ceux que j’ai aimés ou simplement aperçus. Et avec le recul, je me demande : pourquoi ceux-là ? Pourquoi eux et pas d’autres ? Est-ce moi qui ai choisi ces âmes, ou est-ce qu’elles se sont offertes à moi, au gré du hasard ou d’une nécessité obscure ? Et cette autre question, plus sourde, plus dérangeante : en prélevant, ai-je contribué à leur disparition ? Est-ce que mourir, ce n’est pas aussi être lentement vidé de son âme par tous ceux qui nous ont aimés ou accaparés, chacun à sa manière ?

Ces questions n’étaient pas là avant. Il a fallu l’âge, cette bascule où les échéances se rapprochent. L’approche — tranquille ou brutale — de l’exécution de la sentence commune à tous. C’est là, dans ce passage d’un âge à un autre, que les questions existentielles reprennent forme. Les mêmes qu’on croyait avoir rangées à vingt ans, mais sous une lumière plus crue. Ce que je ressens, ce n’est pas de la culpabilité. C’est une lucidité inconfortable. Une manière de dire que notre vie intérieure est une œuvre collective. Que nous sommes faits des autres, et qu’à chaque perte, c’est une partie de nous qui meurt, mais aussi une partie d’eux qui vit encore en nous. Sous forme de mots, de gestes, d’élans.

C’est peut-être ça, l’ultime paradoxe : ceux qui nous manquent sont encore là, cousus dans le tissu même de notre âme. Ce que nous avons volé ou reçu d’eux n’est pas un fardeau. C’est ce qui nous tient debout.

Slim Othmani, Juillet 2025

8 réponses

  1. Tu as mis les mots justes sur un ressenti que je n’arrivais pas à définir. C’est magnifique et dérangeant a la fois. Olivier

  2. Slim,
    Je me retrouve entièrement dans ce texte. Et incontestablement tu es pour moi, une de ces âmes que tu décrits si bien.
    Au moment de la tourmente ( qui aura duré plus de 18 ans) certaines “âmes” rencontrées a Care, auront joué un rôle de soutien inestimable.

  3. Un cri de l’âme si sincère, si poignant et tellement lucide. Tous ses effacements polymorphes se gravent en effet en nous. L’oeuvre collective qu’est notre vie intérieure résonne fort! Je ne l’avais jamais envisagé ainsi. Amel

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