
On nous répète à longueur d’articles, de conférences et de success stories qu’un homme ou une femme, armé(e) de son génie et de sa détermination, peut bouleverser le monde. Gates, Bezos, Musk, Zuckerberg… Ces noms sont devenus des mythes modernes, des totems que l’on brandit pour inciter les autres à « oser », à « croire en eux », à « entreprendre ». Mais on oublie, un peu trop vite, ce que j’appellerais le facteur silencieux : l’écosystème. Car même la plus belle graine ne donne rien sur un sol aride. Même l’embryon le plus prometteur n’éclot pas dans un utérus hostile. Ce n’est ni poétique ni fataliste, c’est biologique, systémique. Il en va de même pour les humains et leurs projets. Il ne suffit pas d’avoir une idée géniale ou une volonté de fer. Encore faut-il évoluer dans un environnement qui nourrit, protège, stimule, finance, connecte et valorise. C’est cela, un écosystème. Et dans les pays du Sud, nous savons à quel point il est souvent défaillant.
L’erreur du miroir déformant : Alors non, je ne suis pas en train de minimiser les mérites de ceux qui ont réussi. Mais je refuse que l’on continue de nous vendre leurs parcours comme reproductibles, universels, décontextualisés. Bezos n’a pas commencé dans son garage. Il a commencé avec un prêt de 300 000 dollars de ses parents, dans un pays où les infrastructures numériques, postales, financières et légales étaient déjà en place. Musk ne s’est pas improvisé ingénieur de fusées ; il a bénéficié d’une immense commande publique de la NASA. Gates n’a pas « tout quitté » pour son rêve ; il avait déjà accès à un ordinateur à une époque où cela relevait du luxe absolu. Ce sont des produits d’un écosystème extraordinairement favorable. Un terreau d’exception.
Et nous ? Nous, habitants du Sud global, sommes souvent tentés par l’auto-flagellation. Pourquoi pas nous ? Pourquoi pas l’Algérie ? Pourquoi pas l’Afrique ? Mais la question est mal posée. Ce n’est pas une affaire d’intelligence collective ou de courage individuel. Ce n’est pas non plus une malédiction. C’est une question d’environnement. Sans sécurité juridique, sans capital patient, sans systèmes éducatifs adaptés, sans infrastructures logistiques solides, sans libertés économiques réelles… que pouvons-nous espérer construire de durable ? Comment demander à une fleur de pousser sous le bitume ?
L’autre piège : la soumission aux modèles dominants : Il y a pire que l’admiration : l’imitation. Fascinés par les figures de la Silicon Valley, nous en venons parfois à accepter, sans recul, leurs normes, leurs méthodes, leurs idéologies. Or, il n’est pas sûr que ce modèle soit souhaitable partout, ni même pérenne. Faut-il vraiment calquer nos économies sur les logiques de croissance infinie, de disruption à tout prix, d’ultra-libéralisme technologique ? Doit-on subir leurs choix sociaux, culturels, environnementaux, simplement parce qu’ils sont riches et puissants ? Ils sont humains, après tout. Et nous avons, nous aussi, des intelligences, des valeurs, des ressources, des urgences qui exigent un autre cadre.
Reconstruire nos propres écosystèmes : La question n’est donc pas : « Comment produire notre Elon Musk ? », mais plutôt : « Comment créer un écosystème qui permette à des milliers d’hommes et de femmes de faire émerger des solutions adaptées à leur contexte ? » Cela passera par :
- Un État stratège mais non centralisateur ;
- Une école connectée à la réalité économique et sociale ;
- Des incubateurs et des capitaux patients ;
- Une tolérance à l’échec ;
- Une culture de la coopération, pas seulement de la compétition ;
- Et surtout, une confiance restaurée entre les citoyens, les institutions et les entrepreneurs.
Conclusion : Il est temps de cesser de regarder l’herbe plus verte ailleurs. Ce n’est pas qu’elle est plus verte parce qu’ils sont plus brillants. C’est qu’ils ont arrosé, fertilisé, désherbé, structuré. Alors arrêtons de nous flageller. Et arrêtons de fantasmer. Nos réussites viendront, non d’un génie providentiel, mais d’un sol fertile, intelligemment préparé.
À nous de nous y atteler…
Slim Othmani , Juillet 2025