Par Slim Othmani, juin 2025

Il fut un temps où les nations pouvaient refuser de choisir un camp. Ce temps est révolu. Dans un monde fracturé par une nouvelle guerre froide – cette fois technologique – les pays comme l’Algérie n’ont plus le luxe de l’ambiguïté stratégique. Il leur faut choisir. Ou plutôt : s’aligner. L’article stimulant d’Alexandre Kateb sur la course mondiale aux infrastructures d’intelligence artificielle a agi sur moi comme un révélateur. À mesure que les États-Unis, la Chine et les monarchies du Golfe se livrent à une escalade d’investissements dans les centres de données, les puces, les modèles de fondations et les plateformes souveraines, une évidence s’impose : le monde entre dans une nouvelle ère d’infrastructures technopolitiques. Et dans cette ère, il n’y a pas de place pour les non-alignés.
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De la guerre froide au cloud : la fracture se déplace, les logiques demeurent
Pendant la guerre froide, le non-alignement fut un acte de courage et de lucidité. Il permettait aux pays décolonisés de préserver un semblant de souveraineté dans un monde structuré par deux empires idéologiques et militaires. L’Algérie y joua un rôle moteur, en assumant un positionnement tiers-mondiste à la fois revendicatif et visionnaire. Mais aujourd’hui, ce paradigme ne tient plus. L’infrastructure est devenue politique. Le cloud est devenu territoire. La donnée est devenue monnaie. Comme l’explique brillamment Asma Mhalla dans “Technopolitique”, nous sommes entrés dans une ère où la souveraineté ne se joue plus sur les cartes mais dans les câbles, les algorithmes et les standards techniques. La domination ne passe plus par les tanks, mais par les GPU et les LLM. Dans ce nouveau monde, il ne suffit plus de proclamer sa neutralité. Car ne pas choisir, c’est déjà être assigné à la périphérie.
Le piège du faux choix
Certains rêveront d’une troisième voie. D’un “non-alignement numérique”. Illusion dangereuse. La réalité est plus crue : soit nous nous arrimons intelligemment à un des deux blocs techno-industriels (américain ou chinois), soit nous restons à la traîne, simples consommateurs captifs, sans capacité à influer sur les normes, ni à peser dans les écosystèmes. Chaque option comporte ses avantages et ses pièges. L’alignement avec les États-Unis, c’est l’accès aux technologies les plus avancées, aux écosystèmes de startups, à une innovation dopée par le capital-risque. Mais c’est aussi la soumission aux logiques d’extraterritorialité, à la culture de la dépendance API, et au règne d’une technocratie privée. L’alignement avec la Chine, c’est une promesse d’efficacité, de transferts, d’accompagnement stratégique. Mais aussi le risque d’une dépendance opaque, d’un enfermement normatif, d’une gouvernance autoritaire des infrastructures. Et l’Europe ? Absente du peloton de tête, fragmentée, hésitante. Et la Russie ? Engluée dans d’autres batailles. Ne nous berçons pas d’illusions.
L’Algérie face à sa décision stratégique
Ce que j’essaie d’initier ici, ce n’est pas une tribune idéologique. C’est un appel à ouvrir un débat national stratégique, lucide, urgent, sans tabou. L’Algérie doit penser et assumer un alignement technologique réfléchi, fondé sur une doctrine claire : que voulons-nous maîtriser ? Quelles chaînes de valeur souhaitons-nous intégrer ? Quel degré de dépendance acceptons-nous en échange de quelle forme de souveraineté fonctionnelle ? Refuser de trancher, c’est renoncer à peser. Accepter de choisir, c’est se donner une chance de ne pas devenir, pour paraphraser Yanis Varoufakis dans “Les Nouveaux Cerfs de l’économie”, des utilisateurs asservis de technologies conçues ailleurs, sans contrôle, sans droit à l’erreur ni à la contestation.
Cette équation est d’autant plus complexe que l’Algérie affiche une forme de double jeu assumé : D’un côté, sa gouvernance autoritaire, sa méfiance historique à l’égard des ingérences occidentales, et la multitude d’accords déjà signés avec Huawei et d’autres acteurs chinois, tendraient à faire pencher la balance vers Pékin. De l’autre, elle multiplie les signaux positifs en direction de Washington, de la Silicon Valley et des institutions américaines, comme pour ménager un accès à l’innovation et à la reconnaissance. Ce jeu d’équilibriste est-il tenable à moyen terme ? Peu probable. Dans la guerre des blocs technologiques, il n’y aura pas de neutralité prolongée. Seulement des choix différés… jusqu’au moment où l’on ne pourra plus choisir.
À cela s’ajoute une donnée géopolitique brûlante : le conflit israélo-palestinien.
Alors que les États-Unis persistent dans un soutien inconditionnel à Israël, la Chine capitalise sur une posture plus équilibrée, cultivant un soft power bienvenu dans le monde arabe et africain. Ce facteur, qui semblait secondaire dans la réflexion technologique, risque bien de devenir déterminant dans le choix d’un alignement, car les infrastructures numériques ne sont jamais politiquement neutres.
À ce débat s’ajoute une autre carte, souvent sous-estimée : celle de l’énergie. Dans un monde où les infrastructures d’IA dépendent massivement de ressources énergétiques (data centers, entraînement des modèles, refroidissement, etc.), l’Algérie dispose d’un levier stratégique qu’elle n’a pas encore converti en influence géotechnique. Entre gaz naturel, potentiel solaire hors normes et ambitions autour de l’hydrogène vert, le pays peut – s’il structure une offre claire – devenir un partenaire énergétique de poids dans les architectures numériques globales. Encore faut-il le penser non comme une rente, mais comme un pouvoir de négociation dans la cartographie des futurs blocs technologiques. L’énergie doit être pour l’Algérie ce que les terres rares sont pour la Chine : un levier d’accès, pas un simple produit à vendre. Même si de son côté l’Algérie possède un incroyable potentielle terres rares non encore exploité. Une motivation de plus pour un alignement avec Pékin.
Mais l’énergie ne suffira pas. Car dans la guerre de l’IA, la vraie rareté n’est pas matérielle mais humaine. Et c’est là que réside l’un des handicaps majeurs de pays comme le nôtre : une pénurie criante de compétences numériques, amplifiée par la fuite des talents et un système de formation déconnecté des réalités du moment. Ce manque nous expose à une servitude numérique de plus en plus structurelle : nous aurons peut-être les tuyaux, mais pas ceux qui les conçoivent ; nous consommerons des modèles, sans jamais en fabriquer. La domination numérique ne s’exercera pas seulement via les technologies elles-mêmes, mais aussi via l’incapacité de certains pays à penser, coder, auditer, maîtriser ce qu’ils utilisent. À défaut d’une mobilisation nationale pour l’apprentissage, la recherche et l’expertise, nous ne serons pas seulement dépendants — nous serons captifs.
Ce que je propose
- Une consultation nationale pluridisciplinaire, réunissant technologues, économistes, stratèges, diplomates, juristes, pour évaluer les scénarios d’alignement.
- La création d’un Haut Conseil de l’Alignement Technologique, qui puisse formuler des recommandations, identifier les secteurs clés à défendre, et assurer une cohérence entre choix techniques et intérêts géopolitiques.
- Un dialogue régional africain, car cette question ne concerne pas que l’Algérie. C’est toute l’Afrique qui devra, tôt ou tard, trancher sa position dans cette reconfiguration mondiale.
Post-scriptum – L’Afrique et l’échiquier numérique
En relisant ce texte, une image me hante : celle d’une Afrique éclatée en cases numériques, chacune captée par un bloc technologique, soumise à ses standards, à ses outils, à ses narratifs. Comme dans le “Grand Échiquier” de Zbigniew Brzeziński , mais cette fois sans armée ni pétrole – seulement des API, des plateformes, des datacenters et une myriade d’accords bilatéraux aussi opaques que contraignants. À cette fragmentation technologique pourrait bien s’ajouter une paranoïa sécuritaire entre États africains, chacun soupçonnant l’autre d’être une tête de pont de puissances rivales. Surveillance croisée, guerre de l’information, diplomatie biaisée par les flux de données : voilà le spectre qui pourrait hanter le continent si aucun cadre de coopération panafricain n’est mis en place.
Ce n’est, pour l’instant, qu’une intuition. Mais l’histoire nous a appris que les intuitions géopolitiques, lorsqu’elles ne sont pas anticipées, deviennent vite des malédictions.
Le XXIe siècle a déjà commencé. Il ne nous attendra pas…
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Algeria: The Time for a Technological Choice – From Bandung to AI, the End of Non-Alignment
By Slim Othmani
There was a time when nations could refuse to choose a side. That time is over. In a world fractured by a new Cold War — this time technological — countries like Algeria no longer have the luxury of strategic ambiguity. A choice must be made. Or rather: alignment must be assumed. The thought-provoking article by Alexandre Kateb on the global race for AI infrastructure struck me like a revelation. As the United States, China, and the Gulf monarchies engage in an investment arms race in data centers, chips, foundation models, and sovereign platforms, one truth emerges: the world is entering a new era of technopolitical infrastructure. And in this era, there is no room for non-aligned players.
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From the Cold War to the Cloud: The Fracture Shifts, the Logic Endures
During the Cold War, non-alignment was an act of courage and clarity. It enabled newly decolonized nations to preserve a form of sovereignty in a world divided by two ideological and military empires. Algeria played a central role in this movement, asserting a Third World posture that was both militant and visionary. Today, that paradigm no longer holds. Infrastructure has become political. The cloud has become sovereign territory. Data has become currency. As Asma Mhalla brilliantly puts it in Technopolitics, we have entered an age in which sovereignty is no longer drawn on maps but embedded in cables, algorithms, and technical standards. Dominance no longer comes through tanks — but through GPUs and LLMs.
In this new world, neutrality is no longer an option. To not choose is, by default, to accept marginalization.
The Trap of a False Choice
Some may long for a third path. A kind of “digital non-alignment.” Dangerous illusion.
Reality is more brutal: either we strategically anchor ourselves to one of the two dominant techno-industrial blocs (the US or China), or we fall behind — mere passive consumers, unable to shape norms or influence ecosystems. Each path carries its promises and its pitfalls. Alignment with the US offers access to cutting-edge technologies, vibrant startup ecosystems, and innovation fueled by venture capital. But it also entails legal extraterritoriality, deep API dependency, and private techno-rule. Alignment with China offers strategic efficiency, technology transfers, and long-term infrastructure deals. But it also risks opaque dependence, normative enclosure, and authoritarian control over digital flows. And Europe? Absent from the lead pack, fragmented, hesitant. Russia? Engaged elsewhere. Let us harbor no illusions.
Algeria at a Strategic Crossroads
This is not an ideological manifesto — it is a call for a national strategic debate: urgent, lucid, and unfiltered. Algeria must deliberately design and embrace a technological alignment, based on a clear doctrine:
What do we want to master? Which value chains do we aim to join? What degree of dependency are we willing to accept in exchange for functional sovereignty? To refuse to choose is to forfeit influence. To choose is to preserve agency — or at least the illusion of it. To quote Yanis Varoufakis in Technofeudalism, if we do not control the tools we use, we are destined to become mere serfs of the digital economy.
Energy and Human Capital: Underleveraged Assets
There is another card Algeria holds — often underestimated: energy.
In a world where AI infrastructure depends heavily on energy resources (data centers, training models, cooling systems), Algeria has a strategic lever it has yet to fully capitalize on. Between natural gas, vast solar potential, and ambitions around green hydrogen, Algeria — with the right strategy — could become an essential energy partner in future digital architectures.
But energy must be reframed not as a rent, but as a negotiation tool. Let energy be to Algeria what rare earths are to China: a gateway, not just a commodity. In fact, Algeria also possesses vast unexploited reserves of rare earths — another argument for a strategic tilt toward China. But energy alone is not enough. In the AI arms race, the rarest resource is not material — it is human. Here lies one of Algeria’s deepest vulnerabilities: a severe shortage of digital skills, worsened by brain drain and an educational system out of sync with present-day tech realities. This leaves us exposed to a creeping digital servitude: We may own the pipes, but not those who design them. We’ll consume models — but never create them. Digital dominance will not just stem from tools — but from our inability to understand, audit, and control what we use. Without a national mobilization for training, research, and expertise, we won’t merely be dependent — we’ll be captive.
The equation is even more complex when we consider Algeria’s double game: On one hand, its authoritarian governance, historic distrust of Western interference, and its growing number of agreements with Huawei and other Chinese actors suggest a gravitational pull toward Beijing. On the other hand, Algeria continues to send positive signals toward Washington, Silicon Valley, and American institutions — as if to keep one foot in the world of recognition and innovation. Is this balancing act sustainable? Unlikely. In the coming techno-bloc war, prolonged neutrality is not an option. There will only be delayed choices — until the moment when choice is no longer possible. To this must be added a burning geopolitical factor: the Israeli-Palestinian conflict. While the United States maintains its unwavering support for Israel, China presents a more balanced narrative — increasing its soft power in the Arab and African worlds. What once seemed secondary to tech strategy might become pivotal, for digital infrastructures are never politically neutral.
What I Propose
- A national, multidisciplinary consultation bringing together technologists, economists, strategists, diplomats, and legal experts to assess alignment scenarios.
- The creation of a High Council for Technological Alignment, tasked with issuing recommendations, identifying strategic sectors, and ensuring coherence between technical choices and geopolitical interests.
- A continental African dialogue, because this question goes far beyond Algeria. All of Africa will, sooner or later, have to position itself in this reconfigured global order.
Postscript – Africa on the Digital Chessboard
As I reread this text, a vivid image haunts me: an Africa fragmented into digital boxes, each tethered to a dominant tech bloc, subjected to its standards, tools, and narratives. Like Zbigniew Brzezinski’s Grand Chessboard, but this time with no armies or oil — only APIs, platforms, data centers, and a maze of opaque bilateral deals. This digital fragmentation could soon be accompanied by paranoid techno-security rivalries between African states, each suspecting the other of being a proxy for foreign influence. Mutual surveillance, information warfare, diplomacy distorted by data flows — this is the specter that could loom over the continent if no continental digital cooperation framework is established. It’s only an intuition — for now.
But history has taught us that when geopolitical intuitions go unheeded, they tend to become curses.
The 21st century has already begun.And it will not wait for us…